Mediapart : lettre ouverte aux Etats généraux

Voici dans son intégralité l'analyse faite par Edwy Plenel et François Bonnet, directeur éditorial de Médiapart sur les Etats généraux de la presse initiés par Nicolas Sarkozy... Mediapart lance un appel à tous les professionnels pour imposer de véritables Etats généraux...

Nous sommes journalistes. Notre métier est l'information, c'est-à-dire la libre enquête sur tous les faits qui conditionnent la vie publique. C'est un travail qui nous oblige, car il est au coeur d'un enjeu qui nous dépasse: la démocratie.

Une crise d'indépendance

Les droits et devoirs de notre profession ne sont pas un privilège, mais une responsabilité envers les citoyens. La déclaration qui vaut charte déontologique pour les journalistes européens l'énonce clairement : «La responsabilité des journalistes vis-à-vis du public prime toute autre responsabilité, en particulier à l'égard de leurs employeurs et des pouvoirs publics». Tout simplement parce que les journalistes sont à la fois dépositaires, instruments et gardiens d'une liberté qui ne leur appartient pas : «Le droit à l'information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de l'être humain, rappelle le même texte, adopté en 1971 à Munich par nos fédérations et organisations professionnelles. De ce droit public à connaître les faits et les opinions procède l'ensemble des devoirs et des droits des journalistes».

Nous sommes journalistes, et nous ne comprenons pas ce que divers représentants de notre profession sont en train de laisser faire. Nous ne comprenons pas comment l'avenir de notre métier peut être confié à une procédure qui est la négation même des principes que nous venons d'évoquer. Nous voulons parler de ces Etats généraux de la presse, initiés, convoqués et organisés par le président de la République française dont les quatre groupes de travail commencent aujourd'hui à se réunir.

Un déni de démocratie

(photo François Bonnet, directeur éditorial de Mediapart) Les Etats généraux qui, en 1789, abolirent les privilèges, adoptèrent la déclaration des droits de l¹homme et instituèrent une assemblée constituante, étaient autrement démocratiques, transparents et pluralistes que la caricature qui nous est aujourd'hui proposée. «La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple», affirmait en août 1789 Jean-Sylvain Bailly, président du tiers-état et premier maire de Paris, résumant d'unephrase cet enjeu crucial où la liberté de la presse garantit celle des citoyens. Citant cette sentence dans son Histoire des médias (Seuil, 1990), l'historien et praticien des médias Jean-Noël Jeanneney ajoute ce commentaire :«Il ne suffit pas de dire que désormais la souveraineté ne tombe plus d'en haut, et qu'elle procède du peuple ; il faut que tout se fasse en public, sous le regard attentif et sévère des citoyens». De fait, en 1789, les Etats généraux donnèrent lieu à l'expression publique de revendications par les cahiers de doléances, à la désignation pluraliste de représentants par l'élection de députés, à la confrontation transparente des opinions dans des assemblées ouvertes, à l'élaboration patiente de consensus légitimes sanctionnés par des votes.

Faut-il avoir perdu confiance en nous-mêmes, en l'ambition de notre métier et en l'exigence démocratique qui le fonde, pour accepter de cautionner, à plus de deux siècles de distance, une mise en scène où tous ces principes sont piétinés? Sous couvert de république, la procédure est monarchique. C'est le président de la République qui, seul, décide, choisit, arbitre. Ainsi le pouvoir exécutif, en son expression à la fois la plus symbolique et la plus sommaire, s'arroge sans partage le droit de décider ce qui sera bon pour ceux qui, dans ce pays, font profession d'informer. Il s'agit de « ma proposition », a insisté Nicolas Sarkozy dans son discours d'ouverture, le 2 octobre. Le «comité de pilotage», dont il a désigné seul les quatre membres sans aucun critère transparent ni procédure publique, sera coordonné par «mon cabinet», a-t-il ajouté, ne citant qu'ensuite, et donc dans une explicite soumission hiérarchique, la ministre de la culture et de la communication ainsi que la direction du développement des médias qui dépend du premier ministre. Ce comité est chargé de lui faire des «propositions» qui, a-t-il précisé, «tiendront compte des suggestions» des professionnels, formule aussi vague dans l'énoncé que souple dans l'exécution. Mais, au final, c'est lui et lui seul qui fera le tri : «J'écouterai et je tiendrai compte de ce qui sera dit». On a connu engagement plus contraignant.

Une procédure opaque

De cette régression stupéfiante ­ le pouvoir s'arrogeant la maîtrise du contre-pouvoir ­, tout le reste découle. Désignés par privilège présidentiel, les quatre «pilotes» choisissent de façon régalienne les membres de leurs groupes de travail. Quant à l'organisation des travaux, ni règle précise, ni transparence codifiée, encore moins de procédure claire ou d'ordre du jour précis: l'opacité règne, avec son cortège d'arrière-pensées, de manoeuvres et de clientèles, d'intérêts et de réseaux. Un secteur économique qui représente pas moins de 400 000 emplois voit donc la réflexion sur son avenir confiée à une poignée d'experts arbitrairement sélectionnés par le Prince du moment, lequel président a pourtant maintes fois démontré le peu de cas qu'il faisait de l'indépendance des journalistes et de la liberté de la presse.

Que des Etats généraux d'une presse minée par la crise et ébranlée par le numérique soient une excellente initiative, c'est une évidence. Que le discours introductif de Nicolas Sarkozy contienne des pistes intéressantes, c'est même possible. Mais l'on ne saurait être journaliste et accepter des Etats généraux qui non seulement ne sont pas organisés par la profession elle-même, mais qui, de plus, ne respectent aucun formalisme démocratique. De même que l'on ne saurait prendre pour argent comptant un simple discours présidentiel quand notre métier nous apprend à distinguer communication et information, en confrontant les mots aux actes. Journalistes, nous pouvons d'autant moins accorder notre confiance à cette procédure incertaine quand nous savons ce qui l'a précédée.


D'abord, le feuilleton de la réforme de l'audiovisuel public : service rendu en sous-main aux opérateurs privés qui réclament le monopole des ressources publicitaires ; commission parlementaire bafouée par le rejet présidentiel de ses propositions les plus consensuelles ; annonce unilatérale de la désignation des futurs dirigeants par le seul président de la République, confondant ainsi le service du public et celui de l'Etat pour mieux réduire l'autonomie conquise, depuis 1981, par les rédactions. Ensuite, le rapport préparatoire confié par Nicolas Sarkozy à une élue parisienne du parti présidentiel, l'UMP Danièle Giazzi, sur Les médias et le numérique : les quelques propositions pertinentes y sont accessoires par rapport à son objectif essentiel de dérégulation et déconcentration, porte ouverte à une régression accentuée d'un pluralisme médiatique déjà bien mis à mal. Enfin, le rôle occulte assumé, en toute vergogne, par l'officieux conseiller du président, particulièrement en ces matières médiatiques, Alain Minc : sa dernière sortie haineuse (ndlr: voir vidéo) contre Mediapart en particulier et le journalisme en général montre en quel estime il tient la liberté de la presse, alors même qu'il gagne sa vie en conseillant des opérateurs financiers directement intéressés à ce que décidera ce président qu'il conseille également, dans le secret de leurs conciliabules, sans rendre compte à quiconque et dans un mélange des genres stupéfiants.

Imposer de vrais Etats généraux...

Autant de raisons pour en appeler à la raison d'être de notre profession. Accepter de prétendus Etats généraux ainsi conçus, c'est forcément acquiescer à un marché de dupes. C'est surtout renier nos valeurs professionnelles et nos principes démocratiques, au risque d'accentuer le discrédit du journalisme dans l'opinion et d'aggraver ainsi une crise de confiance qui est au coeur des difficultés de la presse.

Nous en appelons donc à toute la profession, à tous les métiers de la presse et de l'information, à toutes les organisations syndicales et professionnelles, pour les inviter à choisir une autre voie, en imposant de véritables Etats généraux de la presse, organisés par la profession elle-même, avec des assemblées délibératives, des délégués élus, des doléances recueillies, selon une authentique procédure démocratique, c'est-à-dire publique.

Ne pas le faire, céder à l'appétit des intérêts particuliers et aux sirènes du pouvoir présidentiel, ce serait trahir la promesse démocratique qui nous légitime professionnellement, aussi essentielle pour nos concitoyens que celle qui, par le suffrage, légitime le chef de l'Etat. «Le principe de la liberté de la presse n'est pas moins essentiel, n'est pas moins sacré que le principe du suffrage universel, rappelait Victor Hugo, dans un discours à l'Assemblée constituante de 1848. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s'appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c'est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l'une, c'est attenter à l'autre».